Ce numéro spécial de French Historical Studies, consacré à l'histoire de la mode en France, témoigne de l'intérêt croissant porté par les historiens au rôle économique, social, culturel et politique joué par la mode dans l'histoire de France. Malgré un premier intérêt académique porté à l'histoire du costume en France au dix-neuvième siècle, l'emprise de l'étude des vêtements et accessoires par les musées au début du vingtième siècle crée un schisme entre musées et universités qui délégitime l'histoire de la mode au sein de ces dernières en France. La mode n'était pas considérée comme un sujet d'étude « assez digne » pour être l'objet de recherches et de travaux académiques. A la fin des années 1980, la publication de l'ouvrage Paris Fashion : A Cultural History (1989) de Valerie Steele aux Etats-Unis pose la première pierre de la création de la discipline des fashion studies1. A la même époque, en France, le tournant de l'histoire culturelle incite deux historiens, Daniel Roche et Philippe Perrot2, à s'intéresser à la mode sous l'angle de l'histoire sociale des représentations3. Leurs initiatives ne sont pas réellement suivies d'effet, puisque si la mode intéresse ensuite les sociologues tels que Gilles Lipovetsky ainsi que les sémiologues et théoriciens dans la lignée des travaux de Roland Barthes et de Pierre Bourdieu4, elle ne suscite pas de réel intérêt de la part des historiens. En dépit de son histoire séculaire et l'importance de ses archives tant privées que publiques, la mode française peine à se faire reconnaître comme un sujet académique suffisamment « sérieux » pour faire l'objet de travaux historiques et se constituer en une discipline en France.

Pendant ce temps, les fashion studies se développent en Grande-Bretagne, marquées par des travaux interdisciplinaires et inter-institutionnels, menés entre universités et musées et ancrés principalement dans la Social History5. On constate la même dynamique aux Etats-Unis où les fashion studies étendent leur champ d'étude à l'intersection des new cultural studies, des gender studies et des women's studies, mais aussi de la business history ; et en conjuguant des approches culturelles, visuelles et matérielles6. En France, il faut attendre le milieu des années 2000 pour que la mode (re)devienne « à la mode » grâce à une nouvelle génération de chercheurs, essayant de définir des méthodologies et approches afin de faire entrer l'histoire culturelle, sociale, et matérielle de la mode à l'université et d'encourager les collaborations avec les musées et archives privées7.

Au-delà d'un enrichissement de la compréhension de l'histoire de France par le prisme de la mode, la publication, aujourd'hui, de ce numéro de French Historical Studies participe aussi de cette volonté de légitimer la recherche sur la mode au sein de l'université, et de montrer comment elle peut contribuer à une meilleure compréhension de l'évolution des sociétés et de l'industrie, de la construction des identités et imaginaires sociaux, et des habitudes de consommation. Dans cette perspective, les éditeurs ont choisi de publier des articles portant sur des périodes différentes allant du médiéval au contemporain, et proposant des approches variées de la mode, que cela soit par le prisme des techniques, de la presse, de la littérature, de l'architecture, des entreprises ou du genre. La lecture de ce numéro permettra aussi de prendre conscience des différentes acceptions de ce que l'on entend par le mot mode. En effet, au-delà de ne correspondre qu'à une histoire de la succession de nouveautés vestimentaires, la mode renvoie aussi, en fonction des périodes et des zones géographiques, à une autre réalité : au luxe ou à l'ostentation du costume porté pour se démarquer des « autres » ; à l'idée de modernité par opposition aux habits dits « traditionnels » ; aux techniques et aux métiers de l'aiguille employant une main-d'œuvre essentiellement féminine ; à la quête d'une apparence conforme aux valeurs d'une société ; ou bien à l'industrie même du vêtement en quête de renouveau.

Sur le territoire hexagonal, divisé alors entre l'Occitanie au sud et la « France » au nord, Sarah-Grace Heller s'appuie sur un corpus de sources littéraires occitanes—des chansons et poèmes écrits durant le Moyen Age—pour montrer comment se développe, en Occitanie, un sentiment d'infériorité face au Nord concernant la mode. Si le Nord était un territoire riche, disposant de marchés commerciaux développés, et connu pour ses modes exubérantes, l'Occitanie, où le pillage, plus que le commerce, était le moyen le plus efficace pour acquérir de nouveaux produits et denrées, apparaissait alors comme une région pauvre. C'est en étudiant plus précisément les railleries exprimées dans la littérature occitane face aux modes du Nord de la France que Heller réussit à montrer comment un sentiment d'exclusion se développe en zone méridionale, et comment la volonté de dépenser toujours plus pour être « à la mode » prend au fil du temps la forme d'une nécessité ostentatoire.

Dans son article, Astrid Castres interroge l'histoire du linge à Paris au début de l'époque moderne. Plus spécifique que le terme général de mode, le linge renvoie à des articles à usages domestiques (nappes, serviettes) ou vestimentaires tels que les chemises, les coiffes et les manchettes. En abordant le cas des procédés de couture, de broderie, d'empesage mais aussi d'entretien et de blanchiment sous-jacents à la fabrication du linge, Castres propose une étude qui se situe au croisement de l'histoire des inventions techniques et de leur assimilation par les ouvriers et les ouvrières, de l'histoire du travail, mais aussi de l'histoire du genre puisque ces activités professionnelles étaient en grande partie occupées par des femmes.

Un siècle plus tard, les philosophes des Lumières se saisissent de la question de la « mode » et des « apparences », Jean-Jacques Rousseau en tête, pour dénoncer les dérives du luxe et des artifices utilisés pour se parer, tous deux étant contraires à l'idée de « nature ». Selon eux, la mode devait être naturelle, simple, confortable, conforme à la morale et bénéfique à la santé. Kendra Van Cleave s'intéresse à cette période spécifique via le discours de la presse de mode entre 1768 et 1790 qui relaie alors les idées des philosophes en indiquant l'exemple à suivre. Il s'agit de la mode « à la turque » qui se rapprocherait alors le plus de l'idéal des Lumières, et que la presse préfère, comme modèle, à la mode de la monarchie anglaise.

Plus explicitement que dans les autres articles, celui de Susan Hiner soulève, au-delà des aspects esthétiques de la mode, des questions d'ordre politique. Son étude s'intéresse à l'œuvre des sœurs Colin, Héloïse et Adèle-Anaïs, deux des plus importants illustrateurs de mode dans la France du dix-neuvième siècle. Partant de leur premier autoportrait réalisé dans l'atelier de leur père artiste, Hiner propose d'abord une étude des nouvelles modes représentées dans les gravures des sœurs Colin. Puis, elle dépasse cette description stylistique pour analyser comment ces gravures disent aussi beaucoup sur le travail au féminin au dix-neuvième siècle, sur la professionnalisation des femmes via le développement de l'illustration et de la mode. Hiner explique plus précisément comment les gravures constituaient en fait une manière de dénoncer l'exclusion des femmes du monde des beaux-arts dominés alors par les hommes. En d'autres termes, Hiner montre comment leurs illustrations permettent aux sœurs Colin de s'affirmer professionnellement—elles signent toutes leurs œuvres—et ce faisant de contester les limites tant créatrices que professionnelles dans lesquelles leur genre les enfermait.

Dans son article, Kasia Stempniak aborde le cas de la mode à la fin du dix-neuvième siècle à travers le prisme de la construction, en 1889, de la Tour Eiffel. Au croisement de l'histoire de la mode et de l'architecture, elle montre comment la Tour Eiffel eut une grande influence sur la matérialité de la mode au niveau des textiles et des couleurs, mais comment aussi la mode infusa l'imaginaire qui se développa autour de la Tour Eiffel. Stempniak utilise la presse pour montrer notamment comment les mots utilisés pour décrire la Tour Eiffel relevaient du champ lexical de la mode : la Tour Eiffel devint ainsi « habillée », « toilettée ». La Tour Eiffel incarnait la mode du moment, mais jusqu'à quel point l'histoire de la mode peut-elle croiser celle de l'architecture ?

L'étude de Sarah Hume nous éloigne de Paris pour analyser la manière dont s'habillaient les Alsaciens dans les campagnes entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle. Au-delà d'un costume « traditionnel », se distinguant, dans l'imaginaire collectif, par son gros nœud noir en guise de coiffe, porté au quotidien mais aussi pour manifester son patriotisme et divertir les touristes, l'auteur veut comprendre comment ce vêtement folklorique s'est progressivement transformé (modernisé) en vêtement « à la mode » porté en ville. Hume analyse non seulement le vêtement traditionnel en lui-même (qui le porte ? combien coûte-t-il ?), mais aussi comment il a évolué formellement au cours du temps, notamment sous l'influence du costume porté en ville. Ce faisant, elle permet aux lecteurs de comprendre la complexité, et donc l'attention particulière qu'il faut porter aux différents niveaux de compréhension qu'implique l'histoire des vêtements dits « traditionnels », de ceux « à la mode » et donc dits « modernes », et de ceux qui étaient traditionnels mais aussi « à la mode », et de comprendre aussi comment les « modes » locales se portaient indépendamment des modes urbaines. Elle s'appuie pour ce faire sur une grande variété de sources (actes notariés, photographies de cérémonies, vêtements conservés dans les musées), contribuant ainsi à une histoire matérielle interdisciplinaire.

Le dernier article de ce numéro s'intéresse au cas de la distribution de la mode au sein du magasin des Galeries Lafayette en pleine modernisation de la France après la Seconde Guerre mondiale. A partir des archives inédites des Galeries Lafayette, Florence Brachet Champsaur prend le cas du « Festival de la Création française » (1954) pour comprendre les relations entre des acteurs clés de l'industrie de la mode : les créateurs (et la figure émergente des stylistes) et les fabricants dans un contexte de mutations qui touchent tant la mode (développement du prêt-à-porter) que le grand magasin (dont les conditions d'approvisionnement sont réévaluées pour répondre à la demande croissante des consommateurs). Elle montre comment l'époque est alors à la création d'un « style industriel », dont la production rationalisée permet une « démocratisation » de la consommation.

Ces sept articles, s'étalant sur sept siècles, abordent l'histoire de la mode française sous différents angles—de la poésie du Moyen Age aux grands magasins du vingtième siècle, en passant par le commerce du linge au début de l'époque moderne, les préconisations des philosophes des Lumières, le rôle des femmes dans la presse de mode au dix-neuvième siècle, la Tour Eiffel comme métaphore de la mode, et l'évolution du costume folklorique au costume moderne en Alsace. Considérés ensemble, ils appréhendent tous les enjeux sociaux, économiques, politiques et culturels relevant de la question des techniques, de la production, de la consommation et du genre, qui constituent un terreau fertile à partir duquel la mode s'est développée. S'ils ne constituent certes pas toutes les possibilités de penser et d'écrire l'histoire de la mode française, ils montrent l'impressionnante diversité de sujets, de perspectives et de sources qui permettent à la mode d'être un sujet dont l'intérêt historique est aussi riche que passionnant. Ils encourageront, nous l'espérons, les chercheurs dans les musées, les archives et les universités, à continuer—ou à entamer—des recherches sur la mode.

Remerciements

Les co-éditeurs voudraient vivement remercier les nombreux relecteurs anonymes pour leur précieuse collaboration dans la publication de ce numéro. Ils remercient plus particulièrement Kay Edwards sans l'aide ni les conseils ni la patience de laquelle ce numéro n'aurait pas pu voir le jour.

Notes

1.

Steele, Paris Fashion. Voir aussi Granata, « Fashion Studies In-Between » ; et McNeil, « Conference Report ».

2.

Roche, La culture des apparences ; Perrot, Les dessus et le dessous de la bourgeoisie.

3.

Voir Lethuillier, « Mode et vêtement » ; et Bass-Krueger et Kurkdjian, « State of Fashion Studies in France ».

4.

Lipovetsky, L'empire de l'éphémère ; Barthes, Système de la mode ; Bourdieu, La distinction ; Bourdieu et Delsaut, « Le couturier et sa griffe ».

5.

Wilson, Adorned in Dreams ; Wilson et de la Haye, Defining Dress ; Taylor, Study of Dress History ; Taylor, Establishing Dress History ; Breward, « Cultures, Identities, Histories » ; Rocamora et Smelik, Thinking through Fashion.

6.

Pour l'historiographie des fashion studies aux Etats-Unis et en Angleterre, voir Granata, « Fashion Studies In-Between » ; McNeil, « Conference Report » ; et Bass-Krueger et Kurkdjian, « State of Fashion Studies ».

7.

Pour quelques ouvrages clés, voir Veillon, La mode sous l'Occupation ; Vernus, Art, luxe et industrie ; Zakharova, S'habiller à la soviétique ; Paresys, Paraître et apparences en Europe occidentale ; Veillon et Ruffat, La mode des années 60 ; Grumbach, Histoires de mode ; Lethuillier, Les costumes régionaux ; et Bard, Une histoire politique du pantalon.

Références

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